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                                                                             Un dimanche avec Toi

Ce dimanche matin, la mer est encore tout enveloppée de brume. C’est marée haute !

 

 

Julien gare la voiture sur le petit parking de la plage, juste avant la barrière de bois qui empêche les camping-cars de venir s’installer sur le bord de mer. Il descend lentement, contourne le véhicule, puis ouvre la portière du passager. Son père l’attend, les mains posées sur ses genoux, les yeux dans le vide, il est paisible.

-On est arrivés, papa.

-Déjà ? fait le vieil homme, surpris.

Julien sourit. Ils font le même trajet chaque dimanche depuis plus d’1 an, et pourtant, c’est toujours comme une première fois pour son père. Il l’aide à sortir, à redresser ses jambes un peu raides.

La marche jusqu’au banc n’est pas longue mais elle semble un périple. Le père s’accroche au bras de son fils avec la prudence d’un enfant. Le sable épais et mouillé craque légèrement sous leurs pas. Il a plu presque toute la semaine. L’air sent les pins tout proches et l’humidité, et le soleil est en train de monter. Cette journée d’automne s’annonce belle côté météo.

Quand ils atteignent le banc avec vue sur mer, le vieil homme s’assoit avec un soupir et son regard se perd dans les reflets argentés. Elle est haute et ce matin on ne voit ni les moulières ni les rochers.

-Tu te souviens où on est ? demande Julien, comme chaque fois.

-Me souvenir de quoi ?

- C’est ici que l’on venait à la pêche dans les rochers.

- Ah oui ! les rochers ! murmure le père, pensif.

Un sourire fugace traverse son visage, comme un souvenir qui hésite à revenir à la surface, puis s’éteint.

- C’est toi qui m’as appris papa, comme ton grand père l’avait fait avec toi : à glisser le filet sous les algues des rochers pour prendre des bouquets, à chercher les homards dans les trous avec un crochet, à ramasser les moules tombées au pied des pieux, et à mettre du sel dans les trous des couteaux pour espérer en voir sortir un et l’attraper très vite avant qu’il ne se renfonce.

Son père sourit ! Julien regarde les rides profondes qui sillonnent ce visage autrefois si fort. Les mains qui jardinaient tant tremblent légèrement. Il se demande à quel moment exact la mémoire de son père a commencé à s’effilocher. Ce n’était pas soudain, non. Comme une lente fuite goutte à goutte, jusqu’à ce que le récipient soit vide.

-Elle vient aussi, ta mère ? demande soudain le vieil homme.

Julien baisse les yeux.

-Elle est partie, papa. Tu te souviens ?

-Partie ? Mais où ça ?

-Là-haut, peut-être !

-Ah… oui ! Là-haut…

Le silence s’installe. Les mouettes crient au-dessus de leur tête, d’autres plongent dans les bancs de poissons. Un couple passe sur la plage main dans la main, et leur adresse un sourire. Julien serre les doigts de son père. Ce n’est pas seulement l’homme qui s’en va, pense-t-il. C’est tout un monde, les histoires, les rires, les gestes familiers. Tout s’efface petit à petit, morceau par morceau.

- Tu travailles toujours dans ton entreprise ? demande son père, avec un air sérieux.

Julien hésite. Cela fait 3 ans qu’il a quitté “son entreprise” pour consacrer tout son temps à l’écriture, sa véritable passion, avec l’idée de devenir romancier. Mais il répond simplement :

-Oui toujours papa !

Le vieil homme hoche la tête, satisfait.

Julien a appris à ne plus corriger. La vérité n’a plus d’importance. Ce qui compte, c’est voir la paix dans les yeux de son père.

-Comment s’appellent tes enfants déjà ?

-Lucie qui a 22 ans maintenant et Jules a 18 ans.

-Ah oui c’est vrai ! ça fait bien longtemps que je ne les ai pas vus.

Julien ne dit rien, ils sont passés voir son père il y a 3 jours et Lucie l’appelle tous les mercredis pour couper la semaine.

Le soleil perce enfin la brume. Il est encore tôt. Quelques bateaux de pêche rentrent encore au port. Julien sort un petit paquet de gâteaux de sa poche, les mêmes que son père aimait.

-Tiens papa, tu veux un biscuit ?

-Oh, merci… C’est bon, ça, dit-il en mâchant lentement. Ce sont ceux que ta mère faisait non ?

Julien acquiesce.

-Oui papa, les mêmes. Ils ont sûrement copié sa recette  !

Une larme lui vient sans prévenir. Il détourne la tête pour que son père ne la voit pas.

Le temps passe, tranquille. Les quelques nuages et le soleil donnent à la mer des reflets bleu-vert. Il n’y a que le bruit du silence derrière chaque vague.

Au moment de repartir, le père reste assis. Il regarde autour de lui, un peu perdu.

-On revient demain ?

-Non papa, on reviendra dimanche prochain.

-D’accord… dimanche prochain.

Julien le regarde sourire de satisfaction.

Sur le chemin du retour, son père s’endort. Sa tête penche contre la vitre, et un rayon de soleil caresse ses cheveux poivre et sel. Julien conduit lentement, sans musique. Il repense à ces jours anciens où c’était lui, petit garçon, qui s’endormait sur le siège passager, en rentrant de la pêche. La vie a simplement inversé les rôles.

Quand il se gare devant la maison de retraite, il reste un instant immobile, le moteur coupé. Il ne sait pas combien de temps il lui reste encore à partager ces dimanches. Peut-être un an. Peut-être un mois. Mais il sait qu’il reviendra, encore et encore, tant qu’il le faudra. Chloé son épouse et les enfants sont d’accord pour laisser Julien chaque dimanche matin emmener son père sur « son banc » devant la mer.

Il y a des souvenirs que l’on peut garder et partager à deux, même quand un seul se souvient.

La voiture vibre encore légèrement au ralenti, comme si elle refusait de s’éteindre tout à fait. À côté de lui, son père dort, la tête penchée, les lèvres entrouvertes. Il respire doucement, comme un enfant. Julien le regarde, le cœur serré. Il y a quelques années à peine, cet homme conduisait sa voiture, partait en randonnée avec des copains, passait au comptoir du bar du village pour serrer des mains comme pour faire campagne, et boire une bière.

Aujourd’hui, il flotte simplement, entre deux mondes.

Julien sort de la voiture, fait le tour, et ouvre la portière du passager.

- Allez, papa, on est arrivés.

Le vieil homme entrouvre les yeux.

-Déjà ?

- Oui. Tu t’es un peu assoupi, c’est tout.

Il l’aide à sortir. Le vent d’octobre s’est levé, chargé d’odeur de pluie malgré le soleil. Les allées du jardin sont presque désertes. Quelques pensionnaires marchent lentement, appuyés sur leur canne, le regard vers le sol, comme des ombres qui se croisent sans se voir.

Dans le hall, une aide-soignante s’approche avec un sourire.

-Bonjour, Monsieur Louvier ! Alors, la promenade, c’était bien ?

Le père la regarde sans la reconnaître, puis hoche vaguement la tête.

-Oui, oui… nous sommes allés à la pêche!

Julien sourit. C’était bien, confirme-t-il. On a pris l’air.

Ils traversent le couloir. Sur les murs, des dessins d’enfants sont accrochés : 20 septembre « Fête de l’automne à la maison de retraite ». Julien se souvient que c’est bientôt. Il viendra, bien sûr. Même si son père oublie, il viendra au repas avec lui.

Dans la chambre, tout est en ordre. Le lit est fait, la lampe allumée. Une photo trône sur la table de chevet : lui, enfant, sur les genoux de son père, tenant fièrement une petite épuisette, et tout à côté sa maman.

-Regarde, papa. Tu te souviens de cette photo ?

Le vieil homme plisse les yeux.

-C’est toi, ça ?

-Oui papa. Et toi avec maman ! tu m’avais emmené pêcher les crevettes dans les rochers et maman avait préparé un pique-nique sur la plage.

-Ah oui… la pêche. On en attrapait des belles, hein ?

Julien sourit.

-Oui, papa. De très belles.

Il aide son père à s’allonger, ajuste la couverture, puis reste un moment assis au bord du lit. Le vieil homme ferme les yeux, épuisé.

- Tu reviens quand ? murmure-t-il.

-Dimanche, comme toujours.

-D’accord… dimanche. Tu promets ?

- Je promets.

-Alors… à dimanche, fiston.

Le mot « fiston » sort dans un souffle. C’est un mot rare, un vestige d’avant, un fil qui relie encore le présent au passé.

Julien se lève doucement. Il reste un moment dans l’encadrement de la porte, à le regarder dormir. Puis il sort. Dehors, le vent a tourné. Julien s’arrête un instant près du portail et lève les yeux vers le ciel comme pour faire une prière. Il pense au banc de la mer, à leur place du dimanche. Il se dit qu’un jour, il continuera même à y retourner seul. Mais tant que son père sera là, tant qu’il dira encore « fiston », sûr il viendra.

Il fait froid ce matin-là. Le ciel est gris, la mer est calme Julien est venu seul pour la première fois. Sur le banc, celui qu’ils occupaient chaque dimanche, un peu de sable s’est déposé avec le vent. Il le balaie doucement de la main avant de s’asseoir. Le bois est humide, mais il ne s’en soucie pas. Il regarde la mer, et tout revient. Il se souvient du rire de son père, de sa voix forte qui portait au-dessus du vent, de ses gestes précis quand il passait l’épuisette dans les rochers ou le crochet dans les trous. Il se souvient aussi de ses silences, de son regard absent les derniers mois, des mots qui s’effaçaient, un à un, jusqu’au dernier.

Son père est parti cet hiver, 3 jours avant Noël, doucement, sans bruit. On l’a trouvé endormi, le visage paisible. Julien était venu la veille avec Chloé et ses enfants le voir. Ils n’avaient presque pas parlé. À la fin, son père avait murmuré, d’une voix lointaine :

-C’est demain, la mer ?

Julien avait répondu :

-Oui, papa. Demain, c’est dimanche.

C’était la dernière chose qu’ils se sont dites.

Julien regarde la mer, écoute le vent, et imagine son père assis à côté de lui, les mains jointes sur sa canne. Il lui parle à voix basse.

- Tu sais, papa j’ai décidé de venir à la pêche à chaque grande marée, comme avant avec toi.

Un sourire lui échappe.

-Un jour j’accompagnerai mes petits enfants comme tu l’as fait avec moi.

Le vent passe, léger, comme une caresse sur sa joue. Alors Julien se dit que peut-être, la mémoire éternelle c’est ce que l’on garde toujours de ceux que l’on aime.

Le soleil prend un peu le pas au-dessus des nuages, jetant sur la mer une lueur blanche. Julien ferme les yeux.

-À dimanche, papa, murmure-t-il.

Puis il se lève, lentement, et rejoint sa voiture. Il ouvre et referme la portière côté passager, comme un rituel.

Une brise soulève le sable du parking et un rayon de soleil perce à cet instant juste au-dessus de sa tête.

Comme un signe !

 

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