Le miroir de mon frère
« Hello frérot !
Joyeux anniversaire ! »
Laura vient à peu près chaque semaine au cimetière depuis cinq ans. Déjà cinq ans !
Il n’y a que pendant ses vacances ou ses déplacements professionnels qu’elle est moins régulière.
Un bouquet d’agapanthes bleues et blanches dans une main, elle aime ce moment où elle traverse les allées qui mènent à la tombe de Thomas, son frangin adoré.
Le silence l’apaise, et les quelques oiseaux, qui l’accompagnent de leurs chants, lui donnent un pas ralenti. Une légère bise fait danser l’ombre des pins. Il y a comme un air de bien-être dans un lieu où les habitants n’en ont plus.
Après le dernier virage, dès qu’elle aperçoit la tombe, elle jette un œil et vérifie déjà de loin que tout va bien. Son bouquet dans une main, un sécateur et un mini grattoir dans un tote-bag en bandoulière, elle s’approche de son frère et lui adresse un « joyeux anniversaire » plutôt sonnant.
Les oiseaux, surpris, arrêtent un instant leur belcanto.
Il est 16h30, le soleil est encore haut pour la saison, et un vieux monsieur vient d’arriver, quelques tombes plus loin, avec tout un matériel de jardinage et des plantes fleuries. La casquette vissée sur la tête, il pose tout son barda, grogne un peu de soulagement, mais aussi parce que les lieux sont envahis de mousse suite aux nombreuses pluies récentes. Il va y avoir du travail de nettoyage.
Laura l’observe, l’air de rien, enfin pense-t-elle, car lui aussi glisse un œil vers elle. Il commence rapidement par gratter la mousse, très méticuleusement. Mais ce qui interpelle, c’est qu’il parle tout en raclant la tombe, et semble tenir une conversation avec des silences comme s’il attendait des réponses.
Laura n’a jamais eu l’idée de faire la causette avec son frère, par respect pour le silence des lieux, mais aussi de peur de passer pour une folle, même s’il n’y a personne le plus souvent quand elle vient.
« Tiens et si moi aussi je te racontais toutes ces années passées sans toi mon frérot, et si je te donnais des nouvelles, si, moi aussi, je te racontais mes journées, comme avant… ! »
Laura et Tom ont connu une complicité frère-sœur exceptionnelle. Ils aimaient se retrouver et tout se raconter, c’était presque devenu une addiction, un lien tissé et fort de confiance et d’amour fraternel. Ils ne pouvaient imaginer vivre ensemble autrement et ne comprenaient pas que ça ne soit pas la même chose dans toutes les familles, quand ils discutaient avec leurs amis. Le soir, ils aimaient se retrouver dans la chambre de l’un ou de l’autre, et dans le noir complet s’asseyaient sur le lit, le dos bien calé contre un oreiller, les genoux repliés. C’était leur rituel, leur jeu de miroirs dont la règle était simple, le droit de se poser toutes les questions sans interdit mais avec la possibilité quand même de ne pas répondre en prenant un joker et garder la réponse dans leur jardin secret. C’était très rare et ils finissaient toujours par se raconter ce qu’ils avaient occulté.
Mais attention, la règle du miroir était stricte, rien de ce qui avait été partagé ne devait sortir de la chambre, sauf autorisation de l’autre.
« Tu te souviens frérot de nos jeux de miroirs ? Ça me manque tellement ! »
Laura pensait très souvent à ces moments si forts et intimes.
C’était il y a 5 ans, quand cette saloperie de maladie avait emporté Tom en un rien de temps. Découverte trop tard, il souffrait beaucoup et disait que ces moments passés tous les deux dans la chambre d’hôpital lui faisaient oublier la douleur.
« J’avoue, mon Tom, que j’augmentais aussi en douce tes doses de morphines pour t’apaiser. »
« Un soir où je venais te voir, comme je le faisais presque chaque jour, je t’ai retrouvé assis dans ton lit, bardé de tous tes tuyaux. Tu voulais rentrer à la maison. Nous avons passé une heure à jouer au miroir et cela t’a fait beaucoup de bien de me parler, et moi, quel plaisir de partager ce nouveau moment avec toi. Tu étais serein, presque enjoué, tu rêvais de bord de mer, et tu m’avais demandé de mettre tes musiques préférées.
Deux jours plus tard tu t’es éteint tranquillement, avec, comme un sourire, en me serrant le bras de tes doigts et j’ai même imaginé que tu me faisais un clin d’œil complice pour me dire au revoir.
Cette image ne me quitte plus ! »
Le vieux monsieur a démarré ses plantations dans un petit massif aménagé au pied de la tombe. Il parle toujours et jette un œil, lui aussi, de temps en temps de mon côté. Je me suis assise sur ta tombe pour te raconter ce qui s’est passé depuis tout ce temps où tu nous as laissés, frérot.
« J’ai mis des mois pour arrêter de pleurer le soir quand je m’asseyais sur mon lit dans le noir, avec pour seul compagnon le silence de mon studio. Papa t’a rejoint 2 années après ton départ. J’espère que vous vous êtes retrouvés. Maman essaye de chasser sa solitude avec de nombreuses activités bénévoles. Elle passe tous les jours te voir et va, chaque mois, au bord de la mer où papa a souhaité être enterré. Elle fait son petit pèlerinage comme elle dit. De mon côté je l’accompagne de temps en temps et nous en profitons pour faire des petites balades sur le chemin des douaniers. Des retrouvailles « mère-fille ».
« Je m’absente trois minutes frérot, je vais chercher de l’eau pour les plantes qui en ont bien besoin et je vais jeter les fleurs fanées du vase afin de te mettre ton nouveau bouquet. Il faut d’ailleurs que je te raconte quelque chose. »
Le vieux monsieur lève la tête pour admirer son travail de plantations qui, de loin, donnent quelques couleurs à la pierre tombale. Il fait quelques commentaires avec une gestuelle appuyée, donne une direction et lève une main comme pour dire au revoir à son conjoint, un enfant, un père ou une mère ?
Laura revient rapidement avec un bidon d’eau. Elle arrose les plantes qui malgré les pluies récentes sont sèches, elle remplit le vase et y dépose le bouquet d’agapanthes, et jette un regard vers le vieux monsieur, qui lui, a ramassé tout ses outils, soulève sa casquette pour éponger sa sueur et faire un salut, et s’en va en se retournant plusieurs fois, sourire aux lèvres, l’air heureux du travail accompli.
« Bon Tom il faut que je t’explique les fleurs ! Je suis allée chez la fleuriste à côté de la maison de maman, c’est une nouvelle jeune femme qui vient de reprendre la boutique. Elle compose des bouquets à messages, oui à messages ! En effet chaque fleur ayant une signification elle fait des compositions qui traduisent comme des messages cryptés. Par exemple offrir des arums c’est montrer de la confiance, avec des œillets blancs ou des pivoines rouges, on traduit une passion, des pivoines blanches pour dire merci, une orchidée pour de la séduction, une rose rouge bien sûr pour l’amour véritable… Un bouquet permet ainsi d’exprimer un sentiment, de l’amitié, de la joie ou de la tristesse, de la mélancolie. J’ai choisi des agapanthes car je sais que tu aimes beaucoup cette fleur mais aussi pour te dire à quel point tu me manques. Chaque fois que je suis invitée, quand je vais voir maman, ou simplement pour moi, je vais chez cette fleuriste je lui dis l’occasion, le message que je veux faire passer, et je la laisse composer en fonction des fleurs du moment. »
« J’aimerais bien savoir quelles fleurs tu m’offrirais mon frère chéri ? »
« Il faut que je te dise aussi que j’ai rencontré quelqu’un à la chorale, plus âgé que moi, mais qu’importe, on se retrouve après les répétitions. Il me donne beaucoup de petits moments de bonheur, de la joie de vivre, il me fait oublier les tracas du quotidien, il me dit que je suis LA rencontre de sa vie. Je ne sais pas si c’est vrai mais il a l’air tellement sincère que je crois que c’est la réalité. Nous sommes de vrais complices et nous avons déjà passé des moments à discuter jusqu’à point d’heure de nos vies, nos envies, nos attentes, nos rêves… le début d’instants miroirs !"
"Je crois qu’il te plairait bien, même si je pense que tu serais un peu jaloux qu’il prenne ainsi un peu de ta place. Je lui parle beaucoup de toi. Il viendra te voir avec moi prochainement ! Tu me donneras ton avis. J’ai hâte que tu me dises ce que tu en penses."
Un grand monsieur, tablier vert bouteille et casquette s’approche rapidement dans l’allée.
« Bonjour madame, il est 18h30 et le cimetière va fermer. Je vous invite à rejoindre la sortie ! »
« Bon, voilà frérot, il faut que je te quitte mais je reviens bientôt j’ai encore plein de choses à te raconter » !
Laura ramasse son tote-bag, vérifie que tout est ok au niveau de la tombe.
Une fleur du bouquet a bougé, comme un signe !
Souffle de vent ou souffle de toi, mon frérot ?
Moi, je pense souffle de Toi !
Un papillon blanc vient voleter au-dessus de la tombe.
« Au revoir mon Tom ! «